Gaston MIRON
Le premier mai 1981, Bernard Pivot, sous le titre de « Toujours bien vivante la poésie », consacre (sans doute la meilleure émission TV consacrée au sujet) l’édition d’Apostrophes à la poésie. Les invités sont : Gaston Miron, Tristan Cabral, Robert Sabatier, Lionel Ray, Marie-Claire Bancquart, Marcellin Pleynet (l’erreur de casting) et Alain Breton qui présente son anthologie Les nouveaux poètes maudits (le cherche midi éditeur), préfacée par André Pieyre de Mandiargues. L’invité principal, Gaston Miron, vient de recevoir le Prix Apollinaire pour L’Homme rapaillé, édité l’année même par Maspéro. Finement interviewé et mis en valeur par Pivot, Miron crève littéralement l’écran : chaleureux, généreux, truculent, direct, convaincu et convaincant, enthousiaste ; le poète québécois amironne le plateau, mironnise le public, il parle avec des mots simples et d’une voix solide, roulant dans son accent son pays tout entier et les rudes conquêtes intervenues après les humiliations coloniales. Miron se définit comme « le militant d’une langue et d’une culture », qui ressent la poésie comme « une passion d’être, un combat ». Gaston lit Miron. La voix du québécanthrope s’élève « parmi les voix contraires ». Elle rapaille l’« homme agonique ». Le poème explose comme une grenade (le fruit) en bouche. Cette émission peut toujours être regardée à partir du site internet de l’Institut national de l’audiovisuel (ina.fr) et aujourd’hui encore, on jubile !
L’Homme rapaillé n’est pas seulement le livre emblématique de la poésie québécoise, mais surtout, l’un des chefs-d’œuvre de la poésie contemporaine de langue française et pour tout dire : de la poésie universelle. Ce n’est pas un premier mais un deuxième souffle (et quel souffle : Maspéro écoule plus de sept mille exemplaires, après le passage de Miron chez Pivot) et une notoriété internationale (le livre sera traduit en anglais, italien, portugais, ukrainien, polonais, hongrois, roumain et espagnol), que connait L’Homme rapaillé en 1981, et dans les années qui suivent. C’est au Québec en 1970, que L’Homme rapaillé a paru pour la première fois et son auteur est tout sauf un inconnu. Robert Sabatier dira que Miron était déjà considéré (ce qui est vrai, car l’homme était très connu et sa poésie circulait dans la presse, en revues ou oralement) comme le plus grand poète québécois, alors… qu’il n’avait encore rien publié. Le succès de L’Homme rapaillé, écrit Pierre Nepveu, dans sa biographie monumentale de Miron, demeure un phénomène unique dans l’histoire de la poésie québécoise. Il est rare qu’un homme et son livre forment à ce point un seul bloc intangible, que la qualité littéraire d’une ouvre et la personnalité publique de l’auteur puissent autant se nourrir mutuellement. Porté par la personnalité flamboyante de son auteur et par une attente interminable (de parution) qui a fatalement avivé la curiosité, L’Homme rapaillé a profité en même temps d’une conjoncture sociopolitique dont le livre cerne les fondements et la genèse d’une manière emblématique. Gaston Miron, pourra écrire sa biographe française Yannick Gasquy-Resch, a su, à partir de ses héritages, se nourrir des grands espaces et s’ouvrir à l’universel. Intellectuel engagé, il a dénoncé la situation d’aliénation linguistique, culturelle, des Canadiens français, et défendu avec passion l’existence de la langue française en terre nord-américaine. En tant qu’éditeur et cofondateur de l’Hexagone, il a travaillé à l’émergence et à l’épanouissement de la poésie québécoise contemporaine et à la reconnaissance d’une littérature autonome, mais son engagement poétique est incontestablement la grande affaire de sa vie.
L’Homme rapaillé, son œuvre unique sans cesse reprise, reconfigurée (à la manière des Feuilles d’herbe, 1855-1891, de Walt Whitman), retrace la marche forcenée d’un poète en quête de son unité. En 1981, Gaston Miron domine de sa personnalité la poésie québécoise contemporaine. Il est le Poète national, une légende vivante. Alors peut-on parler de révélation en 1981 ? Pas pour les québécois, mais assurément pour les français, les francophones et les européens.
Il convient toutefois, à l’instant du sacre, de ne surtout pas oublier les rares travaux critiques, les premiers à avoir salué Miron et contribué à faire connaître en France et au public francophone les poètes du Neuf pays. Citons au premier chef Jean Breton et sa revue Poésie 1, alors bien seuls à soutenir et entretenir des liens d’amitiés avec Miron et les poètes québécois. Ajoutons (liste non exhaustive) : les neuf pages critiques sur Miron et L’Homme rapaillé (chapitre « Québec » par Jacques Rancourt in Panorama de la poésie contemporaine de langue française depuis 1945, sous la direction de Serge Brindeau, éd. Saint-Germain-des-Prés, 1973), les numéros 35 et 36 (Poésie du Québec et La Nouvelle Poésie du Québec en 1974), 76-77-78 (Huit grandes voix de la poésie de langue française – avec un choix et une présentation des poèmes de Gaston Miron –), 96/98 (Poètes de L’Identité Québécoise), de Poésie 1 ; La Poésie canadienne, par Alain Bosquet (Seghers, 1962)...
C’est encore au sein de Poésie 1, que nous pouvons lire une note fine et juste d’Alain Breton sur L’Homme rapaillé : « Prix Apollinaire pour L’Homme rapaillé, fêté et louangé jusqu’au culte, Gaston Miron aura fait le plein des suffrages. Pourtant, il importe aujourd’hui encore de lui accorder (et à travers l’un de ses poètes majeurs d’accorder à l’ensemble du peuple québécois) pleinement cette juste revanche contre le silence, les sourires condescendants ou le mépris que beaucoup nourrirent à l’égard de la littérature spécifiquement québécoise. Écrire, pour Miron, c’est être soi-même jusqu’au vertige (« Je marche à toi, je titube à toi, je meurs de toi »), se saisir dans sa nudité unique et sauvage : moi je fonce à vive allure et entêté d’avenir - la tête en bas comme un bison dans son destin - la blancheur des nénuphars s’élève jusqu’à ton cou - pour la conjuration de mes manitous maléfiques - moi qui ai des yeux où ciel et mer s’influencent - pour la réverbération de ta mort lointaine - avec cette tache errante de chevreuil que tu as. C’est surtout s’arc-bouter à un fonds commun authentifié par une culture tout à fait autonome. Car pour le québécois Miron, longtemps ivrogne du bilinguisme (« ces mots dehors »), la création littéraire a passé d’abord par la quête de l’identité culturelle, par la désaliénation d’un système de valeurs hautement antagonistes et par l’affirmation d’une langue nationale particulière, échappée du français et forte de ses différences (syntaxe, vocabulaire, phrases coupées ou écourtées, débit peut-être plus lent, structures rythmique et mélodique non semblables aux nôtres, emploi du joual et des anglicismes). De cette lutte est sorti L’Homme rapaillé, rassemblé, vivace de ses racines et propre pour le merveilleux d’un pays en état de reconquête (« Aujourd’hui, je sais que toute poésie ne peut être que nationale »). Cette identification au pays va de pair avec la recherche de l’accord amoureux, primordial chez Miron, et sans lequel il n’est qu’à moitié vivant : mais que tu m’aimes et si tu m’aimes - s’exhalera le froid natal de mes poumons - le sang tournera ô grand cirque - je sais que tout amour - sera retourné comme un jardin détruit - qu’importe je serai toujours si je suis seul - cet homme de lisière à bramer ton nom. Les poèmes de L’Homme rapaillé infusent en nous la sensation d’un réel intense, tellurique, animal même : projections d’un homme en proie à la difficulté d’être, éparpillé entre la joie et le désespoir, égaré dans un corps « qui se traîne parfois », mais riche du contact avec les montagnes, les forêts, les plaines, la neige, la mer. Perce le regret de ne pouvoir toutefois se hausser à un plan supérieur : je mourrai d’avoir été le même - je serai une ligne à même la terre - n’ayant plus d’ombre - ô mort - pays possible. Tantôt paysan furieux au lyrisme fécond, tantôt désemparé, mal-adulte, cherchant ces tendresses dont enfant il fut privé, tantôt amoureux-bison, mais avec les douceurs d’un romantique, Gaston Miron rentre dans la poésie à pleines enjambées de vie, des poumons au cœur. Nombre des textes qui composent ce recueil passionnant ont une saveur prenante : et dans l’ombre de l’ombre de chaque nuit - dormir et s’aimer encore - ô dormir - fleurir ensemble. Sans doute pourra-t-on objecter que la personnalité de l’homme (porte-parole et « prophète grand-format ») est plus envahissante que l’œuvre du poète. Il y aurait en effet beaucoup à dire sur l’influence du politique sur le poétique dans les lauriers tressés au « militant » Miron. Mais, pour une fois que de pareils chemins coïncident tout en servant au mieux et la poésie et l’élan vers la liberté de tout un peuple, sachons nous en réjouir. »
Gaston Miron est né en 1928 à Sainte-Agathe-des-Monts, dans les Laurentides au nord de Montréal. Son enfance est ponctuée de fréquents séjours de vacances d’été chez ses grands-parents maternels, à Sainte-Agricole, dans le canton de l’Archambault, l’une des sources de son œuvre. Son père meurt en 1940. Il fait des études religieuses et d’école normale chez les frères du Sacré-Cœur, à Granby, où il reçoit une formation d’instituteur, de 1941 à 1946.
Il s’installe à Montréal en 1947. Dans les années qui suivent, il connait la misère, la détresse et la solitude du prolétariat urbain et occupe divers emplois, étudie les sciences sociales à l’Université de Montréal, enseigne quelque temps au primaire, participe activement au scoutisme et au mouvement de l’Ordre du Bon Temps qui œuvre dans les champs de la culture populaire, des loisirs et de l’animation sociale. Dès 1949, il se mêle aux milieux de la bohême montréalaise. En 1953, il fonde avec un groupe d’amis les éditions de l’Hexagone, qu’il dirigera jusqu’en 1983. Davantage qu’un éditeur, l’Hexagone fonde, instaure, lance et publie la poésie québécoise contemporaine.
Miron devient, à la même époque, et cela durera trente ans, travailleur dans le domaine de la librairie, de l’édition et de la diffusion du livre (chez Beauchemin, Fomac/HMH, Leméac, et aux messageries littéraires). Son premier séjour à Paris, en 1959-1960, lui permet d’étudier les techniques de l’édition à l’école Estienne et lui donne une première occasion de se lier d’une amitié durable avec des écrivains français et étrangers. Au fil des années, il est présent à la Foire de Francfort (1963-1968) comme agent littéraire de l’Association des éditeurs canadiens (AEC) ; il est aussi membre du bureau de l’AEC (1975-1978) ; chargé de cours d’histoire littéraire à l’Ecole nationale de théâtre (1973-1978) ; écrivain résidant à l’Université d’Ottawa (1971), l’Université de Sherbrooke (1972) et à l’Université de Montréal (1990) ; membre du collectif de la revue Parti pris (1964-1968) ; membre fondateur de la revue Possibles (1976) ; chroniqueur littéraire au magazine Maclean (1964-1968).
Lié à une pratique de l’engagement, il milite tour à tour au Nouveau Parti démocratique (NPD), au Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN), au Parti socialiste québécois (PSQ), au parti québécois, au Mouvement Québec français ainsi que dans divers mouvements humanitaires. Lié à une pratique de l’animation, il organise, entre autres choses, avec Jean-Guy Pilon, la « Rencontre des poètes canadiens » à Montmorency (1957) ; avec Georges Dor et Claude Haeffely, « Poèmes et chansons » à la Bibliothèque nationale (1968) ; avec Claude Haeffely et Noël Cormier, « La Nuit de la poésie » au Gesù (1970).
À partir de 1980, il séjourne régulièrement en Europe et il est invité aux États-Unis. Il donne de nombreuses lectures de poèmes, participe à des colloques, des rencontres internationales, et prononce des conférences sur la littérature québécoise dans plus de trente universités étrangères. Il reçoit plusieurs prix pour son œuvre littéraire et son action éditoriale et d’animation culturelle, dont le prix Guillaume-Apollinaire (1981), le prix Athanase-David de l’État du Québec (1983) et le prix Molson du Conseil des Arts du Canada (1985). Il est élu à l’Académie Mallarmé (1977), récipiendaire de la médaille de l’Académie des lettres du Québec (1990), de l’Ordre des francophones d’Amérique (1991), des insignes de Commandeur des Arts et des Lettres de la République française (1993).
Gaston Miron décède des suites d’un cancer à Montréal le 14 décembre 1996. Le gouvernement du Québec lui fait des obsèques nationales, célébrées à Sainte-Agathe-des-Monts le 21 décembre. L’annonce de sa mort donne lieu, tant au Québec qu’à l’étranger, à de nombreux et vibrants hommages.
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Epaules n°44, 2017).
Œuvres de Gaston Miron :
Poésie : Deux sangs, poèmes de Gaston Miron et Olivier Marchand, (l’Hexagone, 1953) ; L’Homme rapaillé (Presses de l’Université de Montréal, 1970) ; Courtepointes (Éditions de l’Université d’Ottawa, 1975) ; La marche à l’amour (Erta, 1977) ; L’Homme rapaillé (Typo, 1998, version définitive ; Gallimard, 1999) ; Poèmes épars (l’Hexagone, 2003).
Prose : Les Signes de l’identité, discours de réception du prix Athanase-David (éditions du Silence, 1983) ; À bout portant. Correspondance avec Claude Haeffely, 1954-1965 (Leméac, 1989) ; Un long chemin, Proses 1953-1996, (l’Hexagone, 2004) ; L’avenir dégagé, Entretiens 1959-1993 (l’Hexagone, 2010).
Anthologies : Écrivains contemporains du Québec, depuis 1950, avec Lise Gauvin, (Seghers, 1989) ; Les grands textes indépendantistes, avec Andrée Ferretti, (l’Hexagone, 1992) ; Le premier lecteur : chroniques du roman québécois, 1968-1994, avec Réginald Martel et Pierre Filion, (Leméac, 1994).
À consulter : Marie-Andrée Beaudet, Album Miron (l’Hexagone, 2006) ; Jean Royer : Gaston Miron sur parole (BQ, 2007) ; Yannick Gasquy-Resch, Gaston Miron, tel un naufragé (Éditions Aden, 2008) ; Pierre Nepveu, Gaston Miron, La vie d'un homme (Éditions du Boréal, 2011).
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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Dossier : Nikolaï PROROKOV & les poètes russes du Dégel n° 44 |